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4. Le travail

"Enfin et surtout, une autre motivation concernait le travail. je voulais créer mon propre emploi, mon emploi sur mesure, avec l'idée que cela me conférerait de l'autonomie, voire de l'indépendance, un bien-être, un certain équilibre, particulièrement si cet emploi était façonné au plus près de mes convictions et de ma personnalité. Créer mon propre emploi était également une manière d'échapper à la relation hiérarchique dans le travail. j'entends surtout par là, la relation d'ordre autoritaire et contraignante. Je ne parle pas ici de l'autorité qu'inspire une personne par ses qualités, son savoir et savoir-faire, sa façon d'être, que l'on respecte. je parle de cette autorité utilisée comme pouvoir de coercition ou de réprimande. Voyez les dégâts que font certains dès qu'ils ont un soupçon de pouvoir sur les autres. je pense aussi à l'autorité primaire qui utilise la menace de la violence physique ou mentale.

L'absence de père présent à mes côtés m'avait rendu allergique à toute forme d'autorité masculine, surtout celle qui émanait d'un homme qui aurait pu être mon père. Adolescent, assez tardivement, je m'étais surpris sortir de mes gonds dans ce type de situation. J'étais particulièrement aveuglé par la colère et on ne me reconnaissais plus. Cette trouble relation avec l'autorité masculine m'avait fait préférer l'objection de conscience au service militaire auquel je ne pensais pas survivre. De plus l'objection de conscience me permettait d'exercer une activité utile et positive pour la société en accompagnant des personnes fraîchement sortie de l'hôpital psychiatrique. Ce travail d'objecteur qui m'avait été assigné pour faire mon objection de conscience, avait néanmoins un aspect intolérable : il me forçait mettre mes études entre parenthèse (2 ans) avec le risque de décrocher définitivement et de ne pas atteindre mes objectifs. quand on y pense, c'est tout de même énorme. Mais qui sont-ils pour nous imposer cela? J'avais le sentiment qu'on me spolier la vie. Les études de sociologie et d'ethnologie me fascinaient. J'étais passionné et je progressais. Mais je devais cesser deux années pour l'Etat ! J'ai donc simuler une dépression au bout de la première année afin d'être exempté et retourner aux études. La dépression fût en partie réelle : les éducateurs spécialisés m'abandonnaient seul face à plusieurs patients dont certains dangereux, agressifs, sans m'informer à ce propos. L'un d'eux était particulièrement effrayant : il bavait et serrer les poings et terrifiait les autres. Je fis une sortie avec cinq ou six d'entre eux dont celui-ci qui en terrifia une autre a telle point qu'elle fit une crise d'épilepsie dans le métro. Quelle drôle d'idée j'avais eu de les emmener voire un spectacle de hip hop. Pendant le trajet il posait sa tête sur une demoiselle usagère du transport....faisant semblant de dormir. Bref, les éducateurs en profitaient pour se reposer. Un jour je suis allé parler de ce cas spécial au directeur du centre d'accueil. Il me répondit qu'il ne fallait surtout pas le toucher lorsqu'il s'énervait parce qu'il avait déjà été très violent. Il avait fallu un an pour me le dire. Chaque fois je me préparais au combat et travaillait à rester cool.

Je considérais le travail comme globalement omniprésent et destructeur de l'équilibre de l'individu. Ma vision du travail avait été forgée par l'expérience de ma mère. Ma mère, femme seule élevant cinq enfants, cumulait plusieurs emplois de jours et de nuit. Je ne la voyais pas souvent à la maison. Jj'en veut au travail pour avoir usé ma mère et nous l'avoir en quelque sorte volé. Nous vivions dans le Nord à la Chapelle d'Armentières, dans les immeubles de la rue Omer Olivier. A la limite de cette petite ville et de la campagne.

A la création de Cyclocity Transport, je ne comptais pas mes heures et l'énergie investie. J'étais dans le registre de l'aventure et de la passion, de l'activisme, du militantisme. Mon travail n'était pas une corvée même si il n'y avait pas que du plaisir : beaucoup de stress et de fatigue ; de temps volé à la vie de couple. Néanmoins, tout cela avait du sens, une finalité, des motivations, et ce faisant transformait l'expérience du travail."

Dans cette partie du récit, nous voyons que la notion de travail est urilisée indifféremment des distinctions opérées par André Gorz. Nous pourrions dire que les sociétés de chasseurs-cueilleurs, tels que les bororo du Brésil, ne travaillaient pas au sens où on l'entend aujourd'hui en Occident et dans la majeure partie du monde. Ils avaient une activité de subsistance (chasse et cueillette) qui leur prenait en moyenne quatre heures par jours. Le reste du temps était consacré à se décorer, chanter et danser d'après Claude Lévi-Strauss. (Note N°1) quelle drôle de paradoxe qu'une société aussi évoluée techniquement et technologiquement que la nôtre, ne soit pas parvenue à réduire le temps nécessaire à la subsistance. Au contraire, ce dernier a augmenté. Il n'est pas certain qu'à l'échelle mondiale (car c'est à cet échelle qu'il faut juger le capitalisme) nous ayons réduit la misère, la famine, la pauvreté, la guerre.

Mensonge autour du travail

Il y a comme un mensonge dans notre société qui nous laisse croire que la productivité induite par les progrès technologiques est créatrice d'emplois . Bailey (Note N°2) et Freeman (Note N°3) montrent dans leurs études que contrairement à ce que l'on pense couramment, une baisse de la productivité peut entraîner une embauche de main d'oeuvre, et qu'une hausse de la productivité peut ne pas s'accompagner d'une croissance de l'emploi. Les répercussions des progrès technologiques sur le temps de travail sont négligeables au regard de l'augmentation impressionnante de la productivité qu'engendre ces progrès technologiques. Nous avons abandonné l'espoir de travailler moins semble-t-il, en culpabilisant ceux qui veulent profiter du temps qui passe. A la fin du XVIII siècle, les progrès techniques faisaient espérer une réduction considérable du temps de travail. Benjamin Franklin imaginait un monde proche voué au repos et à la relaxation, dans lequel l'homme ne travaillerait pas plus de quatre heures par semaine. (Note N°4) Richard Nixon en 1956 pensait possible la semaine de quatre jours "dans un futur pas si lointain". (ibid.) Nous avons les moyens mais pas la volonté politique, ou plutôt politico-économique car la richesse appelle la richesse, le pouvoir appelle à plus de pouvoir et à la domination d'une majorité par une minorité. Alors bien entendu la minorité a tout intérêt à mettre la "valeur travail" sur un piédestal et toute proposition d'alternative ou autre vision du monde, comme un vice, le pêché de paresse. Voyais comment on catalogue et accuse les chômeurs...

Rationalités écologique et économique

D'après André Gorz, pour que "l'innovation technique" (et/ou technologique) puisse par élévation de la productivité du travail rendre possible la réduction de la durée et "libérer du travail aliéné", il faudrait qu'elle soit subordonnée à des critères socio-écologiques. Dit autrement : à une "rationalité écologique" dont le leitmotiv serait : "Moins c'est mieux" (Note N°5 : p. 93) ou "small is beautiful". "La rationalité écologique consiste à satisfaire les besoins matériels au mieux, avec une quantité aussi faible que possible de biens à valeur d'usage et durabilité élevées, donc avec un minimum de travail, de capital et de ressources naturelles." (Note N°5 : p. 91) La rationalité économique qui recherche le rendement maximale consiste à vendre avec un profit aussi élevé que possible un maximum de productions réalisées avec le maximum d'efficacité, ce qui exige une maximisation des consommations et des besoins." (ibid.) On a créé de nouveaux besoins et on en multiplie la quantité, encourageant à travailler plus pour se les procurer.

La rationalité économique alimente le culte de l'innovation technologique, voire de l'innovation tout court. C'est devenu le maître mot de notre époque. Des économistes et politiques ne jurent que par l'innovation. C'est l'innovation qui peut sauver l'économie, nous sortir de la crise économique aussi bien que climatique, etc. Or cette innovation dont on parle se doit d'être conforme à la rationalité économique, si bien que des tas d'innovations autres, ou des initiatives non innovantes mais décroissantes, sont tournées en dérisions sans que soit étudier leur efficacité et leur pertinence réelle. je n'en peu plus d'entendre ce mot magique sans qu'il ne soit jamais explicité. Des politiques sont mises en oeuvre, des investissements effectués pour l'innovation. Mais de quoi parle-t-on au juste ?

Un profond pessimisme qui rend actif

Claude Levi-Strauss disait dans une interview : "C'est à condition d'être très pessimiste que nous prendrons conscience des dangers qui nous menacent (...), que nous aurons le courage d'adopter les solutions nécessaires, et que donc, peut être, nous pourrons recommencer à avoir une certaine dose d'optimisme disons modéré."(Note N°1) Je suis d'un pessimisme profond mais refuse de rester les bras croisés : la mauvaise conscience me tuerait.

La démarche de création d'un service écologique s'appuie sur un constat alarmant, ou plutôt sur une prise de conscience. Bien que pessimiste quant aux changements rapides et efficaces pour éviter la catastrophe climatique et sanitaire, ainsi que toutes les conséquences périphériques majeures, je cherche des solutions. Et je fais partie de cette société civile à laquelle rend hommage P. Rabhi et grâce auquel je me sens parfois moins seul. Je veux pouvoir regarder mes enfants droit dans les yeux et leur dire que j'ai fait ce que j'ai pu, même si c'est une goutte d'eau dans l'océan.

Dans le prochain article nous entrerons dans une zone de turbulence relationnelle qui a fortement perturbé mon équilibre, mis en danger mon intégrité physique et morale. Mais j'en retiendrai surtout que les conflits accentuent la prise de conscience des dissensions et qu'ils peuvent permettre de matérialiser nos valeurs profondes, celles qui nous animent. Ce qui ne me tue pas me renforce et il faut se méfier de l'eau qui dort.

Bibliographie

Note N°1 : Claude Lévi-Strauss par lui-même, film de Pierre-André Boutang et Annie Chevalay, 2008 Arte France, Films de Bouloi, INA

Note N°2 : M-N Baily, "Capital, innovation et croissance de productivité" in J.-J. Salomon, G. Schméder (Ed.), Les enjeux du changement technologique, Economic, 1986.

Note N°3 : Freeman, "Technologies nouvelles, cycles économiques longs et avenir de l'emploi" in J.-J. Salomon, G. Schméder (Ed.), Les enjeux du changement technologique, Economic, 1986.

Note N°4 : Carl Honoré, Eloge de la lenteur, Marabout, 2004

Note N°5 : "La crise de l'idée de travail et la gauche post-industrielle" in André Gorz, Capitalisme, socialisme, écologie, Editions Galillée, 1991

Photo de Céline Delestré

Photo de Céline Delestré

Tag(s) : #Introspection, #Cyclotransport, #Travail, #Innovation, #Progrès, #écologie, #économie
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